Les sciences peuvent-elles prétendre à l’objectivité ?
Les sciences peuvent-elles prétendre à l’objectivité ?
copie notée 17/20 en classe de Terminale

L'astronome, 1668. Web Gallery of Art
Introduction
La démarche scientifique s’est construite sur l’ambition de dévoiler la réalité du monde telle qu’elle est, indépendamment des préjugés et des perceptions subjectives. Or, dans la science moderne, si Newton a cru pouvoir déduire la loi universelle de gravité suite à l’observation de la chute d’une pomme, celle-ci a plus tard été réinterprétée par Einstein. Cela montre que la science la plus rigoureuse reste souvent soumise à l'interprétation humaine, l’interprétation étant l’action de donner du sens aux choses du monde selon notre propre compréhension. Elle implique nécessairement une forme de subjectivité. Ainsi, les sciences peuvent-elles prétendre à l’objectivité ? Les sciences désignent l’ensemble des disciplines qui élaborent des connaissances par démonstration et expérimentation : il est de leur devoir de se fonder sur la vérité (mathématiques, physique, chimie, biologie…). Quant à l’objectivité, elle désigne un état relatif à l’objet et désigne un propos neutre quand la subjectivité est un point de vue personnel qui dépend des impressions de l’individu, de ses sentiments et jugements. On s’attend plus à retrouver des interprétations subjectives en art, en religion ou en littérature, qu’en sciences. Mais, même en pensant la science en tant que démarche logique, il semble difficile d’en écarter complètement l’humain et l’interprétation, les préjugés, les erreurs, les illusions, même s’ils apparaissent comme des obstacles à la vérité scientifique. Le monde est fait de telle sorte que nous devons souvent nous résoudre à deviner, imaginer, supposer. En d’autres termes, les sciences sont-elles capables de produire des discours neutres et factuels, sans subjectivité, alors que la réalité est difficilement connaissable ?
Nous verrons d’abord que les sciences visent l’objectivité puisqu’elles semblent dépasser les interprétations. Or, ne réside-t-il pas une inévitable dimension interprétative dans les sciences, malgré leurs efforts pour atteindre l’objectivité ? C’est pourquoi nous aboutirons à l’idée que les sciences peuvent viser une forme d’objectivité, non absolue, mais toujours perfectible, à la hauteur du monde dans lequel elles prennent place.
Première partie
Dans l’idéal, les sciences visent l’objectivité en dépassant les interprétations diverses sur le monde.
En effet, en théorie, la science peut prétendre à l’objectivité grâce à sa méthode expérimentale. La méthode expérimentale permet de garantir la validité d'une hypothèse en la reproduisant dans différentes conditions : cela ne laisse aucune place à l’interprétation, au contraire d’une oeuvre d’art dont il faudrait déchiffrer le sens. Le principe de reproductibilité, une fois vérifié, montre nécessairement que l’hypothèse est vraie, soit conforme à la réalité. Par exemple, je peux démontrer à l’infini qu’une eau portée à 100°C bout. Je peux en faire l’expérience en variant les paramètres : température de l’eau initiale, température de la pièce, source de l’eau utilisée pour l’expérience… C’est en ce sens que Claude Bernard, dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, met en lumière l’importance des protocoles, soit de plans détaillés permettant de procéder par étapes. Selon lui, on ne peut être un scientifique sans douter : rien ne peut être accepté comme vrai sans avoir été vérifié par une expérience. Il faut donc éviter les biais et préjugés (en somme, les interprétations) autant que possible. C’est ainsi que la subjectivité est minimisée dans plusieurs contextes scientifiques, tels les essais en double aveugle. Il s’agit de donner de vrais médicaments en développement à un groupes de malades et des faux (placebos) à un autre groupe, sans que le médecin ni le patient eux-mêmes ne connaissent la répartitition. C’est la meilleure façon d’analyser le patient en toute objectivité, en évacuant tout facteur humain qui pourrait perturber le test.
Cette prétention à l’objectivité se traduit par le fait que la science recherche une expression universelle, non relative. En parlant à tous, elle se rapproche le plus possible de l’objet de sa recherche, sans se laisser influence par des discours subjectifs. Les mathématiques par exemple, en tant que langage formel universel et absolument théorique, ne laissent pas place à l’interprétation, peu importe le lieu et l’époque. Ainsi, 2 + 2 = 4 est vrai objectivement, nous aurions le même résultat au Moyen âge et aujourd’hui. Cela est moins sûr pour l’interprétation d’un poème médiéval, qu’on risque de mal comprendre aujourd’hui. Suivant ce modèle de logique pure, les autres sciences se rapprochent au maximum de l’objectivité. C’est pourquoi la loi de gravitation de Newton, montrant que la gravitation est la cause de la chute des corps, est valable quel que soit le pays et quelle que soit l’époque. Ainsi, les lois physiques, chimiques et biologiques prennent bien en modèle l’universalité mathématique. Elles suivent par exemple le principe logique de non-contradiction : une chose ne peut pas être vraie et fausse à la fois. Le fait qu’une théorie fonctionne élimine les autres : un patient ne peut pas être sain et malade en même temps. Ce n’est pas objet à débat. On peut donc penser que les sciences ont des arguments pour prétendre à s’approcher de l’objectivité.
Transition
S’il semble que les sciences aient développé des techniques pour se rapprocher au maximum d’une objectivité totale et ne laisser aucune place à l’interprétation, du moins en théorie, n’est-il cependant pas illusoire de penser qu’en tant que discipline humaine, elle puisse en pratique atteindre une vérité absolue, sans aucune touche de subjectivité ou de relativité ? Cela reviendrait à accepter que la vérité soit entièrement accessible aux êtres humains au XXIe siècle, alors qu’elle reste une tâche philosophique complexe et un incertain. En effet, la théorie de Newton a beau fonctionner partout, nous avons évoqué le fait qu’elle avait été enrichie par Einstein, et donc qu’elle n’était pas complète par elle-même.

Les Attributs des sciences et des arts, Jean Siméon Chardin, 1765, Louvre
Deuxième partie
Ainsi, ne peut-on pas penser qu'il réside une inévitable dimension interprétative dans la science, malgré ses efforts pour atteindre l'objectivité ?
En effet, les sciences et leurs avancées sont conditionnées par l'état du monde et révèlent donc un degré de relativité. La science, bien qu'aspirant à l'objectivité, est profondément ancrée dans son contexte historique et matériel, dans un monde soumis aux interprétations. Cet ancrage se manifeste à travers plusieurs aspects qui révèlent sa dimension inévitablement relative. D'abord, la perfectibilité caractérise l'évolution scientifique : les époques se complètent, chaque époque hérite de la précédente, formant ainsi une chaîne continue de savoir. Cette progression n'est pas indépendante mais conditionnée par l'état du monde à un moment donné. La découverte dépend étroitement des instruments existants, le scientifique étant influencé par la précision de ses outils. Par exemple, l’invention des lunettes a dû dépendre de celle du compas ou du verre. Ainsi, l'observation même des phénomènes est médiatisée par la technologie disponible. Par ailleurs, tout dépend des besoins spécifiques de l'époque, orientant les recherches vers certains domaines plutôt que d'autres. Notre utilisation contemporaine massive du plastique illustre parfaitement cette relation: elle engendre des nécessités d'extraction ou d'exportation de pétrole, qui à leur tour stimulent des avancées scientifiques particulières. La science ne se développe donc pas dans un vide abstrait mais répond aux préoccupations concrètes de son temps. Enfin, une découverte n'est jamais neutre en soi, elle porte l'empreinte de l'époque qui l'a vue naître. Chaque théorie scientifique, chaque innovation technique s'inscrit dans un contexte intellectuel, social et culturel qui en influence non seulement la forme mais aussi la signification et les applications. La science, loin d'être un discours désincarné sur le réel, se révèle ainsi comme une activité profondément située dans l'histoire humaine.
Or, toute science est par essence humaine et donc subjective dans une certaine mesure, puisque la subjectivité caractérise notre condition : nous vivons dans un monde soumis aux interprétations, où la certitude absolue s’apparente à une illusion. En effet, les sciences n’existent pas ex nihilo : elles se fondent sur la pratique des scientifiques, qui ont leurs faiblesses, leurs défauts ou leurs particularités. Hume dans son Traité de la nature humaine met en lumière cette réalité incountournable : les dispositions de notre corps (fatigue, vieillesse, maladie, concentration, émotions…) vont influencer la facon dont notre esprit fonctionne. Cette dimension physiologique de notre rapport au monde implique qu’une découverte ne peut se faire que dans de bonnes conditions et même que deux scientifiques, face à un même phénomene, peuvent l’interpréter différemment. Il semble que l’interprétation ne soit pas totalement exclue de la science : ce n’est pas un robot neutre, vide de sentiments et absolument mathématique, qui juge les faits physiques mais un être humain qui peut subir différents facteurs physiques changeant son état d’esprit. Cette subjectivité dans la démarche scientifique se manifeste concrétement dans la pratique. Par exemple, un médecin fatigué risque de moins bien traiter son patient, son état physiologique altérant sa capacité d’observation et de jugement. N’est-ce pas ainsi qu’arrivent les erreurs médicales ? Cette relativité fondamentale des sciences nous invite à reconsiderer l’idéal d’objectivité absolue qu’on leur attribue souvent, pour reconnaitre la dimension interprétative inhérente à toute entreprise de connaissances. Il ne s’agit pas de céder à un relativisme radical qui nierait toute possibilité d’objectivité, mais plutôt d’adopter une conception plus nuancée et réaliste de ce que peut etre l’objectivité scientifique.
Transition
Nous avons constaté que, si les sciences disposent de méthodes et d’outils de travail pour se rapprocher au mieux d’une expression neutre, factuelle, elles rencontrent des obstacles dans leur quête d’objectivité absolue. La subjectivité est difficile à totalement éliminer, puisque les sciences restent des disciplines pratiquées par des êtres humains, finis dans le temps et dans leurs capacités. Cela n’est pas un échec : la dimension interprétative de la science fait partie de son essence et nous montrerons qu’il s’agit d’une force.
Troisième partie
Ainsi, les sciences peuvent viser une forme d’objectivité, non absolue, mais toujours perfectible. La science a le pouvoir de toujours s’améliorer puisqu’elle peut être réinterprétée à travers les époques et les contextes.
En effet, la physique, la biologie, la chimie, et même les mathématiques, ne doivent pas viser l’absolu, l’éternel, qui sont en dehors des limites de l’humain : elles doivent reconnaître leur statut historique, elles évoluent avec le temps et existent dans un monde soumis aux interprétations. Pensons à la loi de gravitation de Newton : son usage se modifie à travers les époques. Avant, elle permettait de mieux comprendre la chute des corps et d’en déduire le mouvement des planètes, aujourd’hui sa visée principale est d’estimer les trajectoires des fusées. C’est une façon différente de voir cette théorie scientifique. Nous devons pouvoir mettre du sens sur la science qu’on utilise et ce sens ne sera pas toujours le même. Les sciences doivent accepter ce degré minime de relativité pour tirer profit au maximum de leurs découvertes. C’est pourquoi il faut permettre aux sciences de parfois laisser tomber les méthodes traditionnelles et d’oser interpréter les données d’une nouvelle façon. Ouvrir son esprit à la dissection, alors qu’elle était mal considérée par l’Eglise, ou encore à la théorie de l’évolution de Darwin n’est pas une chose aisée : réinterpréter la science, c’est changer de monde et de paradigme, ce qui s’avère déboussolant mais aussi nécessaire pour progresser dans l’histoire.
Si la science comporte inevitablement une dimension interprétative, elle n’est pas pour autant condamnée au relativisme. Au contraire c’est précisément par la confrontation des interprétations qu’elle peut tendre vers une forme d’objectivité: il est donc essentiel d’inciter l’interprétation par différentes sciences, de les confronter à la même époque. Edgar Morin propose une approche particulièrement éclairante à cet égard. Sa conception de l’interdisciplinaire permet de mieux appréhender la complexité du réel, Selon lui, l’objectivité ne peut etre atteindre en isolant les savoirs, mais en faisant dialoguer différentes perspectives. Cette méthode permet de dépasser les limites de chaque discipline et d’obtenir une vision plus complète des phénomènes étudiés. Dans la pratique, les enquêtes criminelles illustrent parfaitement cette complémentarité. Autopsie, recherches en ADN, psychiatrie et le reste se combinent pour établir des faits avec une précision qu’aucune méthode isolée ne pourrait garantir. La force de la science moderne réside donc dans cette dimension collective et critique. En soumettant constamment ses résultats à l’examen de la communauté scientifique elle parvient à dépasser au moins en partie les biais de la subjectivité individuelle.
Conclusion
En conclusion, les sciences peuvent-elles prétendre à l’objectivité dans un monde soumis aux interprétations ? Les sciences demeurent uniques dans leur effort pour atteindre l’objectivité dans le monde que nous connaissons. Contrairement à d’autres domaines, elles n’ouvrent pas aisément les portes à l’interprétation, s’entourant de méthodes, de démonstrations et de protocoles. Cependant, les sciences demeurent des faits humains qui ne pourront jamais s’affranchir de toute interprétation, même minime. C’est un avantage, car l’interprétation ouvre la science à divers horizons pour qu’elle puisse se préciser et se développer. Qui sait si la théorie d’Archimède aurait jamais été découverte sans son célèbre bain ?
